Soweto : que reste-t-il de la révolte des étudiants de juin 1976?

REVUE DE PRESSE. 40 ans après cette révolte commémorée par le Youth Day, l'état du système éducatif interpelle et la mémoire des morts semble trahie.

Par Agnès Faivre

Le Mémorial Hector Pieterson à Soweto, à Johannesburg. Hector Pieterson, 12 ans ce 16 juin 1976, a été la première victime de la répression policière contre la révolte des élèves et étudiants qui s'opposaient à l'introduction de l'afrikaans comme langue d'enseignement dans les écoles sud-africaines. 
Le Mémorial Hector Pieterson à Soweto, à Johannesburg. Hector Pieterson, 12 ans ce 16 juin 1976, a été la première victime de la répression policière contre la révolte des élèves et étudiants qui s'opposaient à l'introduction de l'afrikaans comme langue d'enseignement dans les écoles sud-africaines.  © JULIA NAUE/dpa

Temps de lecture : 8 min

Ce jeudi 16 juin 2016, on célébrait la Journée internationale de l'enfant africain. L'événement a été institué en 1990 par l'Organisation de l'unité africaine (ex-Union africaine) en mémoire de la révolte de Soweto. Il y a 40 ans, des écoliers de ce township du sud-ouest de Johannesburg sortaient dans la rue par milliers pour fustiger l'enseignement de certaines matières en afrikaans, une mesure brandie par le régime ségrégationniste instauré en 1948. La répression fut féroce. On estime que plus de 500 jeunes sont morts ce jour-là.

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Un moment gravé dans les mémoires

Cette histoire, « que chaque Sud-Africain peut réciter par cœur », nous dit The Daily Maverick dans son éditorial, se déroule le 16 juin 1976 dans une Afrique du Sud « militarisée », « radicalisée », et où les Sud-Africains noirs n'en sont plus à leur première révolte. En matière d'organisation et de mobilisation, ils cumulent leur expérience propre et celles de leurs aînés, narre le quotidien sud-africain : « La révolution a tissé des brins d'ADN de la société. Il y a eu les communistes, les socialistes, les nationalistes, les Biko-istes. » Et puis il y a donc eu les étudiants. Ces milliers d'enfants et d'adolescents qui ont « opposé des slogans aux armes », « refusé de baisser la tête » et « remodelé la société par leur courage ». L'avenir en Afrique du Sud « sera toujours lié à ce jour de 1976 », résume The Daily Maverick. Ainsi, le 16 juin, jour férié dans la nation arc-en-ciel où il est baptisé Youth Day depuis la fin de l'apartheid en 1994, est emblématique d'une foi dans la jeunesse africaine et dans ses possibilités.

Mais qu'en reste-t-il dans les faits ?

Faisant l'objet d'une pléthore de célébrations en Afrique du Sud, le Youth Day est aussi l'occasion de se pencher sur les difficultés de tout un pan de la population – les 15-34 représentent 20 millions de personnes, plus d'un tiers de la population – et sur les failles du système éducatif. À cette occasion, le président sud-africain Jacob Zuma a « insinué dans son discours que les jeunes ne prenaient pas l'éducation autant au sérieux que le gouvernement », rapporte The Rand Daily Mail. Le gouvernement a investi « des milliards de rands » dans ce secteur, qui, après avoir été un « instrument d'asservissement » durant l'apartheid, est devenu « un instrument de libération », a-t-il ajouté. Et d'abonder sur les 795 écoles et 78 bibliothèques construites depuis 2009 ou sur les efforts pour améliorer l'accès à l'éducation : « Au moins 80 % de nos écoles publiques sont aujourd'hui gratuites et 9 millions d'enfants sont dispensés de payer les frais scolaires. » Le ton s'est durci au moment de sermonner les étudiants à propos de leur attitude « désinvolte » vis-à-vis de ces efforts. Réagissant aux violences qui ont émaillé la province de Limpopo en mai dernier lors de protestations contre le redécoupage électoral, et au cours desquelles une vingtaine d'écoles ont été incendiées, il a tonné contre des actions « impardonnables et totalement inacceptables », note la radio publique sud-africaine SABC. « Les étudiants ont commis l'impensable en brûlant des bâtiments universitaires sur des campus et en détruisant des équipements (…) juste parce qu'ils sont en colère. Cela nous ramène en arrière », a tancé Jacob Zuma.

Vers une instrumentalisation politique du Youth Day ?

Revenant sur ces incendies, Julius Malema, leader des Combattants pour la liberté économique (EFF), n'a pas manqué de jouer la provocation, cautionnant les luttes des mouvements de jeunesse et leurs potentiels accès de violence, relate Eyewitness News dans un article intitulé « Malema souligne l'importance de l'éducation dans la lutte contre la pauvreté ». Virulent pourfendeur du chef de l'État qu'il avait menacé de déloger « à la pointe du fusil » après un nouveau scandale de corruption, le représentant de la gauche radicale a également livré un énième hommage aux « piliers de la lutte » pour « la jeunesse noire » Steve Biko et Chris Hani. Il a salué à cet égard le combat mené récemment par le mouvement estudiantin #FeesMustFall en faveur du gel ou de la suppression des frais d'université, et qui, selon lui, s'inscrit dans l'esprit des luttes de 1976. Le Youth Day offrait cette année une tribune de choix aux partis politiques, qui battent campagne pour les municipales du 3 août prochain. Si EFF semble bien parti pour confirmer sa place de troisième force politique du pays, le parti de Nelson Mandela, le Congrès national africain (ANC), ne cesse quant à lui de perdre du terrain au bénéfice de l'Alliance démocratique (DA). Selon les derniers sondages, l'ANC ne devance que de deux points (31 %) le principal parti d'opposition (29 %) dans les intentions de vote. Pour cette édition du Youth Day, l'Alliance démocratique a choisi d'organiser une marche dans Soweto pour mettre l'accent sur la « détresse » des jeunes Sud-Africains. « L'éducation bantoue est encore présente en Afrique du Sud », titre Eyewitness News, citant le leader de DA Mmusi Maimane, selon qui « les lois de l'apartheid demeurent » dans certaines zones du pays. Il pointe notamment des salles de classe surchargées et un manque de matériel criant. « Si vous voulez la liberté, vous devez voter », a ajouté le chef de file de l'opposition.

Antoinette Sithole, soeur de Hector Pieterson, debout dans les jardins du museum Hector Pieterson à Soweto, le 24 mai 2016.  ©  JULIA NAUE/dpa


L'appel à une nouvelle révolution est lancé

« Ne trahissez pas vos luttes pour des hommes politiques ! » a, quant a lui, sommé Seth Mazibuko devant un parterre d'étudiants à l'université de Rhodes. L'homme, âgé de 55 ans, en avait 15 lors de la révolte de Soweto. Il était vice-président du Comité d'action – qui deviendra le Conseil représentatif des étudiants de Soweto –; l'organisation à l'initiative de la marche du 16 juin jusqu'au stade d'Orlando. Il fut aussi le plus jeune prisonnier politique de Robben Island dans les années 70 et 80. Quarante ans plus tard, lorsqu'il s'adresse aux jeunes étudiants sud-africains, le ton est cinglant et la charge contre les politiciens, sans détour.The Rand Daily Mail met en exergue son discours. « Ma jeunesse a été maltraitée et volée par l'apartheid. Mais mon amertume et ma colère sont dues au fait que rien n'a vraiment changé dans l'éducation. » Selon lui, les problèmes des étudiants sud-africains aujourd'hui sont presque les mêmes qu'en 1976. « Ce qui a changé, c'est qu'un autre jockey est monté sur le cheval », peut-on lire dans le quotidien sud-africain. Il appelle à une « seconde révolution » qui mettrait l'éducation au cœur de la politique, et évoque un « vide » dans le leadership depuis 1994 imputable, non au « système », mais à « la cupidité des hommes politiques ».

Désormais, prendre en compte les défis économiques...

« Le gouvernement travaille dur pour promouvoir la confiance dans l'économie », a encore plaidé Jacob Zuma. Ses propos sont retranscrits par News 24. Confronté à un taux de chômage qui s'établissait en mars à 26,7 % de la population active et culminait à 54,5 % chez les jeunes – ce qui représente environ 5 millions d'individus –, le chef de l'État a tenté de rassurer sur le fait que les efforts du gouvernement s'avéraient « payants ». Appelant les jeunes à s'ouvrir à l'entrepreneuriat, comme alternative au chômage, il a souligné que l'économie le plus industrialisée d'Afrique attirait de nouveaux investissements, de Toyota, BMW, Nestlé, Mercedes-Benz. « Cela démontre la confiance dans notre pays et dans notre économie, nous redéclenchons la croissance », a-t-il déclaré. Moins optimiste, The Social Worker Helper estime que les défis socio-économiques n'ont pas été suffisamment pris en compte en Afrique du Sud depuis la fin de l'apartheid.

... mais le défi est toujours de taille pour les jeunes

Selon le site d'information, la piste de l'entrepreneuriat n'apparaît pas « réaliste ». Il s'appuie sur le rapport Global Entrepreneurship Monitor (GEM) 2014. L'étude indique que moins de 3 % de la population active possède ou dirige une entreprise en Afrique du Sud, un taux plutôt faible pour un pays en développement, même si la proportion de femmes a tendance à s'accroître à la faveur de mesures d'appui à l'entrepreneuriat mises en place par Pretoria. Une donnée certes encourageante, mais loin d'être suffisante, encore une fois, pour The Daily Maverick : « Les gouvernements successifs du Congrès national africain (ANC) ont ignoré les besoins des jeunes », estime le quotidien sud-africain. « Le système éducatif est un cauchemar dans ce pays, et ce sont les enfants noirs qui en paient le prix fort », ajoute-t-il, pointant le coût de l'éducation (plus de 6 % du budget des 15-34 ans, un « luxe »), et le manque de compétences acquises à l'issue du cursus scolaire. De quoi freiner les capacités d'innovation de millions de jeunes. Mais l'espoir reste permis. Le quotidien revient à son tour sur le mouvement de protestation estudiantin #FeesMustFall, dénonçant le coût onéreux des études supérieures, et qui a réussi à faire plier le gouvernement. Là réside l'esprit du 16 juin, conclut The Daily Maverick, et à cet égard « le Youth Day est moins une commémoration qu'un monument vivant », puisant sa force dans l'énergie de la jeunesse.